Vision de l'homme et du monde dans Madame Bovary de Flaubert.

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Introduction :

En 1849, deux amis de Flaubert, Louis Bouilhet et Maxime Du Camp, après avoir critiqué avec force le lyrisme exacerbé de La tentation de Saint Antoine, lui proposent de choisir pour son œuvre suivante, un sujet « terre à terre ». Ils lui rapportent alors un fait divers, la mort, en Normandie, de la seconde femme d’Eugène Delamare, un officier de santé, l’ancien élève du père de l’écrivain. Cette dernière avait accumulé des dettes, connu des amants et avait fini par divorcer. Il s’inspira de bien d’autres histoires avant de donner naissance à Madame Bovary, après cinq années de souffrances (chaque page écrite passait à l’épreuve du « gueuloir »-Flaubert lisait à haute voix tout ce qu’il écrivait- pour vérifier la perfection de son rythme. Il lui fallait souvent alors réécrire la page).Le roman paraît le 1er octobre 1856 en feuilleton dans la Revue de Paris. Il sera bien vite accusé de « délit d’outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs ». Flaubert sera acquitté alors que la même année Baudelaire sera condamné pour Les Fleurs du Mal.

Une telle réaction de l’état, un tel acharnement à la tâche de l’auteur, tout cela fait de Madame Bovary une œuvre d’exception pour son époque. Nous nous demanderons alors quelle image elle nous donne de son temps.

I/ L’œuvre d’un siècle troublé :

A] L’image d’une évolution sociale.

Flaubert a tout fait pour ne pas ancrer l’œuvre dans une période précise (peu de dates). Nous remarquons cependant un décalage entre le temps de l’écriture (sous Napoléon III) et le temps du récit (sous Louis Philippe). Même si l’époque est gommée, si l’intrigue fuit le Paris politique, il n’en reste pas moins que l’œuvre se fait le miroir d’un siècle troublé :

-Pourtant, cette moquerie est amoindrie par la nostalgie de l’auteur. Ce dernier semble regretter un monde qui avait encore des idéaux, qui n’était pas corrompu au règne de l’argent. Ainsi, en mourant, le médiocre Charles ne devient-il pas le héros romantique parfait dont rêvait Emma ? Du moins peut-on penser que Flaubert le préfère à ce Homais prétentieux, roublard, intéressé, mais gratifié par la croix d’honneur.

parodie de scène romantique comme le prouve le décalage entre le lyrisme du chant et la façon dont Léon crache dans ses mains pour mieux tenir ses rames.

-1789 : Révolution Française.

-1804 : Le Premier Consul, Napoléon Bonaparte, se déclare empereur.

-1814 : Première restauration (Louis XVIII). Retour de Napoléon pour 100 jours. Défaite de Waterloo.

-1815 : Seconde restauration : Louis XVIII, Charles X, Louis Philippe.

-Février 1848 : Révolution qui donne naissance à la seconde république. Louis Napoléon Bonaparte est élu prince-président.

-2 décembre 1851 : alors qu’il souhaite effectuer un second mandat que lui interdit la constitution, Louis Napoléon Bonaparte garde le pouvoir par les armes (coup d’état).

-1852 : Il se déclare empereur.

-1871 : L’insatisfaction causée par la guerre franco-prussienne provoque la révolte populaire (la Commune). Naitra alors la 3ème république qui durera jusqu’en 1940.

Tout cela s’inscrit dans un mouvement régulier caractéristique du 19ème siècle :

-Développement des villes.

-Révolution industrielle.

-Exode rural.

-Avènement de la bourgeoisie.

C’est l’argent qui est la clé de voute de ce siècle, d’où l’importance dans Madame Bovary de personnages comme Lheureux et Homais qui sacrifient facilement leur morale à leur fortune et à la reconnaissance.

Dans cette bourgeoisie triomphante, le rôle de la femme demeure inexistant. En trompant son mari, en négligeant sa fille, en gérant (à sa manière !) l’argent du ménage, Emma devient un personnage moderne.

B] l’image d’une évolution artistique et culturelle :

1) Madame Bovary, une œuvre romantique ?

Le mouvement romantique nait dans les années 1820 et étendra son influence jusque dans les années 1850.

Pour comprendre la génération romantique, il faut se replonger dans l’histoire du 19ème siècle. L’arrivée au pouvoir de Napoléon Bonaparte et l’avènement du Premier Empire furent un facteur d’enthousiasme pour la jeunesse éclairée qui voyait la fin de la Terreur, et une chance de propager partout en Europe les bénéfices de la Révolution. Or, la chute de Napoléon Ier et la Restauration (Louis XVIII, Charles X, Louis Philippe), plongent cette jeunesse dans ce que Chateaubriand nommera « le mal du siècle », cette mélancolie que ressentent ceux qui vivent dans un monde dans lequel ils ne se reconnaissent pas.

Les auteurs se réfugient alors dans une écriture du moi, faite de sensibilité, et expriment leur mélancolie à l’aide d’images pleines de lyrisme, laissant une large place aux descriptions de la nature (sensée retranscrire le « vague des passions » des poètes, ou personnages).

Le mouvement romantique apparaît dans l’œuvre à travers la moquerie de l’auteur, mais aussi à travers une certaine nostalgie de ce dernier :

-Le romantisme est omniprésent dans Madame Bovary à travers les allusions à ses lectures (Paul et Virginie de Bernardin de Saint Pierre ; les œuvres de Walter Scott…)

Pourtant l’ironie de Flaubert détruit l’idéal romantique. Emma est tout sauf une héroïne romantique. Sa vie est triste, son mari est médiocre, ses amants sont des profiteurs.

Lors d’une promenade en barque avec Léon, Emma se met à chanter les vers du poème de Lamartine, « Le Lac ». Or toute la scène est une

2) Madame Bovary, un roman réaliste ?

En réaction contre le romantisme trop sentimental et le Parnasse trop formaliste, naissait alors le réalisme. Délaissant les effusions sentimentales et les exploits purement formels, les auteurs se tournaient vers le réel. Il s’agissait alors, pour la littérature de l’exprimer le mieux possible.

En effet, Flaubert, dans cette œuvre, rompt avec l’esthétique romantique et donne à la littérature le rôle de dévoiler les rouages d’une société dirigée par l’argent, et dans laquelle la médiocrité règne en maitresse.

Il met alors son art au service de cette expression du réel par :

-des descriptions d’une grande précision (Rouen…).

-La multiplication des points de vue …

L’écriture de Flaubert nous donne quasiment un instantané photographique de cette société qu’il décrit.

3) Madame Bovary un roman naturaliste ?

Le naturalisme nait du réalisme en lui ajoutant la précision scientifique. Il s’agit, par exemple pour Zola dans Les Rougon-Maquart, ou pour Maupassant, de montrer à quel point le milieu, (géographique, social), la généalogie influent sur l’homme en en faisant le prisonnier de sa condition.

On peut voir dans Emma l’un de ces personnages qui rêvent au delà de leur condition et ne peuvent donc pas atteindre des rêves trop grands pour eux.

Mais Madame Bovary, c’est bien plus que tout cela, et Flaubert n’aurait pas apprécié ces étiquettes.

4) Flaubert et l’invention du roman moderne :

« Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait par lui-même par la force interne de son style[…] un livre qui n’aurait presque pas de sujet, ou du moins ou le sujet serait invisible ».(Lettre à Louise Colet).

Ainsi, ce qui compte, pour Flaubert, ce n’est pas de retranscrire le monde avec réalisme, ce n’est pas l’intrigue, c’est de recréer le monde par le style, pour le sauver d’un vide désespérant.

II/ Personnages et vision du monde.

Il est possible de diviser les personnages en fonction de leur appartenance à l’un de ces deux mondes que Flaubert met en concurrence : Le monde romantique et sentimental, peuplé d’être incapables de s’inscrire dans la réalité de la société, et le monde réel, peuplé de profiteurs cyniques.

A] Un monde d’inadaptés :

1) Emma :

Elevée au couvent des Ursulines pour devenir une dame de bonne société, abreuvée d’œuvres romantiques chargées de lyrisme, elle est pourtant issue d’un monde rural assez frustre. Elle fera tout pour échapper à ce monde, épousera un officier de santé qui s’avérera médiocre, se réfugiera dans l’adultère, les dépenses, sans jamais trouver le bonheur. Elle souffre de ce que l’on appellera le bovarysme, cette maladie psychologique née de

l’écart trop grand entre les rêves d’une personne et la réalité.

D’ailleurs, un autre personnage, l’aveugle, exprime toute l’horreur de la vie de la jeune femme. En effet le

2) Charles :

Dans ce roman, il a le mauvais rôle, celui de mari trompé. Dès le début, c'est-à-dire son apparition dans la salle de classe, il apparait comme inapproprié au monde, comme celui qui est à part. Il n’est d’ailleurs pas médecin, mais simple officier de santé. Sa médiocrité fait bien souvent sourire le lecteur, quand par exemple il offre à Emma la jument et la cravache (qui lui permettront de soigner sa mélancolie en pratiquant l’équitation avec Rodolphe ; et de le tromper avec ce dernier !)

chant du vagabond raconte toute l’histoire d’Emma : « Souvent la chaleur d’un beau jour : fait rêver fillette à l’amour… ». La suite de la chanson, apparaissant à la mort de l’héroïne, exprime l’échec de cette dernière, morte car ses rêves étaient irréalisables, morte parce qu’elle avait succombé à l’illusion romantique : « Il souffla bien fort ce jour là ! et le jupon court s’envola ».

Pourtant, le personnage est double. Inadapté au monde, il l’est, c’est certain, mais en mourant sans explication, une mèche de cheveux de sa femme dans la main, il devient le héros romantique dont cette dernière avait toujours rêvé.

3) Justin :

Le jeune Justin est lui aussi l’un de ces êtres qui ont du mal à trouver leur place dans cette société parfaitement normée. Il est indistinct, à la fois préparateur en pharmacie et domestique chez Homais, à la fois enfant et adulte. Il est sincèrement amoureux d’Emma, en secret, mais il est aussi celui qui rend le suicide possible car il lui permettra d’accéder à l’arsenic de la pharmacie. On le retrouvera à la fin de l’œuvre, pleurant sur la tombe de l’héroïne, comme un héros romantique plein d’un « regret immense plus doux que la lune et plus insondable que la nuit ».

B] La cruauté du monde réel :

1) Les amants :

Il y a une certaine différence entre Léon et Rodolphe. Le jeune clerc de notaire (Léon) lors de sa première apparition chez Homais, quand la famille Bovary arrive à Yonville, ressemble à Emma. Il semble perdu dans un monde romantique fait de poésie et de musique. Mais bien vite, il deviendra aussi pragmatique que Rodolphe, et comme lui il refusera d’apporter à Emma le soutien financier nécessaire à sa survie. D’ailleurs, tous deux dorment au moment de l’enterrement d’Emma.

Ces deux jeunes gens représentent cette génération qui laisse rapidement tomber ses idéaux pour rejoindre le cynisme ambiant par goût de la réussite, de la reconnaissance… au font, de l’égoïsme.

2) Homais :

« Ce n’est pas le sens qui le gêne » dit à propos de lui le docteur Larivière à l’occasion d’un repas après le suicide d’Emma, faisant ainsi allusion, non seulement à sa bêtise, mais encore à sa soif de réussite.

Homais est en effet avant tout un être de mensonge. Il exerce la médecine alors même qu’il n’est pas médecin. Il incarne la bêtise et la vanité de cette nouvelle bourgeoisie. Il ne supporte pas tous ceux qui sortent du rang. Ainsi, le pauvre Hyppolite doit marcher droit et l’aveugle doit être enfermé. La société devrait être aussi bien organisée que sa pharmacie (dans laquelle chaque potion est étiquetée et rangée de façon précise).

Mais surtout, à travers Homais, on voit cette nouvelle société bourgeoise mettre à terre le passé et ses valeurs élevées. Il est ainsi celui par qui le drame final devient possible. C’est lui qui propose à Charles d’emmener Emma voir une représentation de Lucie de Lammermoor au cours de laquelle elle retrouvera Léon, ce qui précipitera sa fin tragique. Mais encore, c’est dans sa pharmacie qu’Emma se procure l’arsenic qui mettra fin à ses jours.

A la fin du roman, la croix d’honneur qu’il reçoit symbolise le triomphe le la médiocrité dans la société moderne.

D’autres personnages gravitent autour du personnage principal. Tous prennent une place dans l’engrenage tragique qui va précipiter Emma vers sa fin et ainsi symboliser la fin de tout un monde.

C] Des personnages au centre d’une spirale tragique.

La figure du double est omniprésente dans l’œuvre. Toute action semble se produire à nouveau. Il en ressort l’impression oppressante

que l’héroïne est la victime d’un piège inexorable qui se referme sur elle.

Prenons des exemples :

-Certains personnages trouvent leur équivalent dans l’œuvre :

-La morale bourgeoise est à la fois incarnée par Madame Bovary mère et la première femme de Charles.

-Emma a deux amants, Léon et Rodolphe, mais aussi deux amoureux mal compris, Charles et Justin.

-Nous trouvons deux infirmes (Hippolyte et l’aveugle)…

Ces personnages redoublés semblent enfermer Emma dans un cadre étouffant.

-Mais encore, de nombreuses scènes semblent se répéter à l’identique :

-Charles intervient à deux reprises sur une jambe : pour le père d’Emma au début de l’œuvre, pour opérer le pied-bot d’Hippolyte.

-Deux scènes dans lesquelles Charles se fait l’adjuvent de l’adultère de sa femme : quand il offre à cette dernière la jument qui lui permettra de rejoindre Rodolphe dans de longues promenades amoureuses ; quand il emmène celle-ci à Rouen où elle retrouve Léon.

-Deux scènes d’adultère, avec Rodolphe dans les bois, avec Léon dans le fiacre.

Emma semble prisonnière de scènes répétitives qui l’enferment dans un monde sans solutions.

-D’ailleurs, le motif de la spirale est omniprésent dans l’œuvre : La levrette fait des tours dans la campagne et finit par se perdre (comme Emma !). Les exemples sont légion (tours de serviette de Binet…).

Conclusion :

On peut alors considérer Madame Bovary comme une œuvre de grande importance dans le sens ou elle est une œuvre de transition :

-transition esthétique, du romantisme au réalisme.

-transition historique et sociale dans le sens ou elle montre (et juge ?) L’ascension, au 19ème siècle, d’une bourgeoisie arrogante et médiocre.

Alors que la révolution industrielle modifie catégoriquement la société française, avec Emma, c’est tout un monde fait d’idéaux romantiques qui expire. Bien sûr, nous rions du sentimentalisme exacerbé de l’héroïne, de la médiocrité de son époux, mais nous rions jaune, car si Emma est critiquable, qu’en est-il du triomphant Homais et de ces « bourgeois épanouis » qui dessinent un avenir bien gris.

Tout lecteur conservant au fond de lui quelque idéal n’est –il pas tenté de crier, avec Flaubert : « Madame Bovary, c’est moi ! »